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Entretien avec David Brown – Être chrétien dans un monde d’idéologies

Virginie Lutete
  • Virginie Lutete
  • 22 Octobre 2024
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1. Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis pasteur depuis plus de quarante ans. Mon ministère était surtout dans l’implantation d’Église. D’abord à Nancy, et puis en région parisienne. J’en suis maintenant à ma quatrième implantation. J’ai été secrétaire général des Groupes bibliques universitaires (GBU). Je travaille avec l’European Leadership Forum, en tant que coordinateur du Réseau revitalisation des Églises. Je rentre du congrès de Lausanne à Séoul où j’ai dirigé le groupe de réflexion sur la sécularisation.

2. Comment est né cet ouvrage collectif sous votre direction ?

Ce livre est une compilation d’interventions qui ont été données dans le cadre du RESH (Réseau évangélique des sciences humaines) qui est un des réseaux professionnels des GBU. En tant que coordinateur du RESH, il m’incombe de diriger cet ouvrage. Avec le RESH nous avons organisé deux journées sur le sujet des idéologies. La première était vraiment consacrée aux idéologies en général et la deuxième portait davantage sur ce que l’on appelle le wokisme.

3. Qu’est-ce qu’une idéologie ?

Dans le livre nous définissons l’idéologie comme étant un système d’idées prédéfinies à partir desquelles la réalité est analysée. À la différence de la recherche de la connaissance, qui est l’approche scientifique, où on examine d’abord la réalité (que ce soit en sciences dures ou en sciences humaines) et ensuite, à partir de ces données, on établit une théorie explicative. D’après notre définition, une idéologie sert de lunette pour regarder la société.

4. Comment les idéologies influencent-elles notre vision du monde ?

Elles influent sur notre vision du monde, la plupart du temps, parce que les personnes qui les ont adoptées ne sont pas forcément conscientes qu’il s’agit d’une idéologie. L’idéologie est en quelque sorte une pensée de groupe et cette pensée, le groupe veut l’imposer à la société d’une façon ou d’une autre. Nous le voyons aujourd’hui dans notre monde connecté : il suffit de constater qu’Internet sert énormément à cela. Classiquement, certaines idéologies ont donné naissance à un parti politique, ce qui est le cas du marxisme par exemple, Une idéologie veut s’imposer comme une façon de comprendre le monde. Dans le monde, il y a donc différentes idéologies qui se confrontent. Leur influence est indubitable parce que l’idéologie me propose des clefs pour comprendre le monde à partir d’une idée prédéfinie, mais pas forcément des clefs pour partir à la connaissance du monde.

5. Aujourd’hui nous parlons beaucoup du wokisme. Comment pourrions-nous le définir ? Quelle vision du monde prône-t-il ?

Dans l’ouvrage nous employons le terme de « wokisme », mais il faut savoir que ce terme vient du jargon afro-américain aux États-Unis et veut dire « éveillé ». Nous pouvons dire « éveillé à une certaine réalité ». Dans le livre nous prenons ce mot avec des pincettes, parce que beaucoup de gens adeptes du wokisme n’aiment pas tellement cette expression, car il est très facile de l’utiliser de façon péjorative sans chercher vraiment à comprendre ce dont il s’agit avec objectivité. Nous pouvons voir l’origine du wokisme dans la théorie critique de certains marxistes au cours du XXe siècle.
Aujourd’hui, cette idéologie est adoptée dans un monde sécularisé car les gens cherchent des raisons de vivre dans ce contexte. Le philosophe canadien Charles Taylor affirme dans son livre L’âge séculier qu’il s’agit de la disparition de tout autre objectif que son épanouissement personnel
Pour ce qui est de la définition du wokisme, nous pouvons dire que c’est une philosophie ou une idéologie qui veut apporter une critique de la société à partir des sciences humaines. Le thème central, le problème de fond, le point de départ est celui de l’abus du pouvoir, voire le pouvoir en tant que tel. Le wokisme considère que les problèmes de société sont surtout dus aux structures de la société où certaines personnes sont au pouvoir et imposent leur façon de voir le monde en minimisant le côté individuel. Les adeptes de cette idéologie vont dire alors que si la personne va mal, ce n’est pas un problème individuel ou psychologique, mais structurel, c’est la faute de la société. Certaines catégories de la société vont être identifiées comme victimes, et c’est ce mot qui est souvent utilisé dans ce cadre, plus ou moins explicitement. Certaines catégories, qui sont victimes – les gens de couleur, les femmes, les personnes LGBTQ+ – subissent en fait le pouvoir de ceux qui l’imposent, en particulier les hommes blancs hétéronormés.
Un autre terme souvent employé dans ce débat est celui « d’intersectionnalité », c’est-à-dire que certaines personnes sont dans plusieurs de ces catégories de victimes : par exemple une femme noire, une personne de couleur homosexuelle, voire tout en même temps. L’intersectionnalité implique qu’une telle personne est presque tout en bas de l’échelle sociale.

6. Quel regard porter sur le wokisme en tant que chrétien ? Quelle réponse y apporter ?

Dans le livre, nous avons d’abord voulu dire que, en tant que chrétien, nous pouvons toujours écouter, toujours apprendre et voir qu’il y a une certaine réalité que cette idéologie essaye de montrer du doigt. Aux États-Unis, le nombre d’Afro-Américains emprisonnés est impressionnant par rapport aux Blancs. Dans le livre nous avons essayé de présenter un équilibre avec un chapitre « Les chrétiens interpellent le wokisme » et un chapitre intitulé « Le wokisme interpelle les chrétiens ».
Mais pour revenir à la question, je pense qu’on peut identifier plusieurs choses. D’abord, le chrétien va dire qu’il y a une certaine incohérence dans le wokisme. Celle-ci vient du fait qu’on a passé beaucoup de temps et d’énergie au XXe siècle à démanteler l’idée de la vérité et qu’ensuite, c’est l’individu qui vient asséner sa vérité de façon assez intolérante. Il y a donc ici une incohérence, car après avoir détruit l’idée de vérité, chacun vient imposer la sienne à autrui sans aucun critère d’objectivité qui permettrait de distinguer entre toutes ces vérités. Deuxièmement, la Bible met beaucoup plus l’accent sur la responsabilité de chacun. Ainsi, la Parole, sans nier le fait d’être victime, fait appel à chaque individu à assumer sa vie, à reconnaître son péché, à le confesser, à aimer son prochain, à aimer Dieu, et donc les personnes aussi en dehors du christianisme. Le wokisme entraîne une infantilisation de l’individu : « Je n’y peux rien, ce n’est pas ma faute » qui n’est pas en accord avec ce que nous enseigne le Seigneur. Ensuite, nous pouvons dire que le wokisme est incomplet. Dans le livre, nous citons le chapitre 18 du prophète Ézéchiel qui parle de l’homme qui est juste car il applique le droit et la justice alors que celui qui pèche, c’est celui qui mourra. On voit encore une fois ici que c’est de la responsabilité de l’individu qu’il s’agit. Dans ce chapitre, le prophète pointe une dizaine d’éléments de l’injustice qui va plus loin que les éléments mis en avant par le wokisme, notamment le refus de l’idolâtrie, la fidélité à son conjoint, le respect de la spécificité de la femme, le fait de ne jamais exploiter les autres, ni laisser celui qui a faim ou qui est nu, ni prêter à intérêt, mais qu’il faut plutôt juger avec équité entre les personnes. La notion de justice apparaît donc plus large que ce que les adeptes du wokisme mentionnent.
Pour résumer, nous pouvons dire que le wokisme fait une certaine analyse de notre société, mais ne propose pas de solution. Nous avons alors l’impression que si nous résolvons un problème, d’autres vont surgir. L’analyse chrétienne, de son côté, met en avant la dignité de l’individu qui est créé à l’image de Dieu tout en reconnaissant l’importance de l’entrée du péché dans le monde. Il n’y a pas des victimes innocentes d’un côté et des gens au pouvoir coupables de l’autre. Il nous faut parler du mal et du péché, pas pour culpabiliser mais pour annoncer le pardon, la bonne nouvelle de l’Évangile.
Nous avons vu que le wokisme est contre l’autorité car c’est à cause d’elle que les minorités sont victimes des gens au pouvoir. Pour le chrétien, ce n’est pas l’autorité le problème, mais son abus. Cet abus d’autorité nous pouvons le qualifier de péché et il n’est pas réservé à l’homme blanc hétéronormé. Notre analyse va plus loin car on reconnaît que le péché touche chacun individuellement mais peut avoir un impact aussi sur le collectif, et à cela, nous ajoutons qu’il y a nécessité de pardon et tout un travail de sanctification pour essayer de faire mieux. Nous pouvons avoir la certitude que cela aboutira un jour parce que nous croyons que Dieu va créer son Royaume éternel, les nouveaux cieux et la nouvelle terre où la justice régnera. C’est là notre espérance.

7. Quel est l’enjeu des sciences humaines et quels sont leurs apports sur ces questions ?

Nous constatons avec le RESH qu’il y a peu de chrétiens qui se lancent dans les sciences humaines et du coup, il y a relativement peu de bons orateurs universitaires qui peuvent nous aider à réfléchir. Nous avons fait une déclaration commune avec le réseau des scientifiques évangéliques sur la place de la science, de l’observation, de l’expérimentation et la construction rationnelle pour comprendre le monde. Cela aide dans la lutte contre l’imposition des idéologies parce que cela contribue à voir les choses de la façon la plus objective possible. Il faut cependant avoir à l’esprit que ni les sciences dures, ni les sciences humaines, nous le précisons dans la déclaration, ne peuvent suffire à apporter un regard complet sur le monde ; pour cela, nous avons besoin de la révélation biblique. Cette dernière nous permet de comprendre comment Dieu agit dans le monde. Avec l’influence de certaines idéologies cet aspect est totalement écarté de la réflexion et de la recherche universitaire. Nous avons un chapitre écrit par une personne qui enseigne dans une université la littérature (chapitre 5) qui essaie d’expliquer cela.
De manière générale, je pense qu’il est important que les chrétiens cherchent à comprendre le monde tel qu’il est. Un autre chapitre a été écrit par un philosophe pour nous montrer comment être lucide sur nos présupposés (chapitre 4) et un autre chapitre apporte un regard plus historique de la doctrine sociale de l’Église qui nous aide ainsi à comprendre la réflexion chrétienne sur ce sujet (chapitre 7).

8. L’Évangile est-il une idéologie parmi d’autres ?

Dans le livre nous disons que oui. Pourquoi ? Si vous vous rappelez ma définition du terme idéologie en tant que système prédéfini d’idées à partir duquel la réalité est analysée, alors nous pouvons dire que le chrétien qui accepte la révélation de Dieu regarde la réalité à travers cette révélation. Dans ce sens, nous pouvons dire que l’Évangile est une idéologie. C’est en effet un ensemble d’idées par lesquelles on analyse la société dans laquelle nous nous trouvons.
Cela dit nous affirmons aussi que c’est l’individu qui va se décider à suivre le Christ, ce n’est pas quelque chose à imposer. Malheureusement l’Église médiévale l’a trop souvent oublié et a cherché à l’imposer alors que, je dirais, à partir de la Réforme, et surtout au cours des derniers siècles, on a bien compris que la foi est un choix personnel, ce qui est tout à fait conforme au Nouveau Testament. En fait, c’est chacun qui est appelé à répondre. Ainsi, le chrétien peut tout à fait soutenir les droits de l’homme, la liberté de l’individu, même si cet individu n’adopte pas la réalité chrétienne. Nous lui donnons cet espace de liberté dans le monde sécularisé, mais cet espace les chrétiens y ont aussi la liberté d’y partager ce qu’ils croient et ce qu’ils pensent. Nous pouvons donc dire que l’Évangile est une idéologie, mais une idéologie qui cherche le bien et ne cherche pas à s’imposer.

9. Comment annoncer la bonne nouvelle dans un monde où la vérité absolue n’existe plus ?

Toute ma réflexion – d’ailleurs c’est ce que j’ai essayé de démontrer dans mon livre Une Église en bonne santé –, c’est que l’évangélisation est le ministère de chaque chrétien auprès des personnes qu’il rencontre tout au long de la semaine dans ses réseaux relationnels. Il y a le commandement d’aimer son prochain et de le démontrer de façon visible et tangible dans sa vie. Ce n’est pas seulement l’Église en tant qu’institution qui doit évangéliser, mais c’est le contact avec les chrétiens au quotidien qui peut porter du fruit.

10. Un mot de la fin ?

Je remercie en fait tous les auteurs avec lesquels j’ai travaillé pour faire cet ouvrage collectif. Nous essayons d’apporter quelque chose pour le monde évangélique sur ces questions de la sécularisation et des idéologies dans le monde occidental et tout particulièrement la France où nous le vivons pleinement. Mon espoir et ma réflexion vont au-delà de la France. Mon idée est de pouvoir utiliser ce que nous vivons et connaissons en France depuis plusieurs décennies pour aider d’autres pays où la sécularisation commence à se répandre. Je rentre du Congrès de Lausanne à Séoul où j’ai conduit la réflexion sur la sécularisation. Dans notre groupe, je me suis rendu compte que la France a un temps d’avance sur certains pays et c’est pour cela que toutes ces questions sont très importantes pour la réflexion chrétienne, aussi bien individuelle que collective.

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