Entretien avec Frédéric de Coninck – Les Béatitudes au quotidien

• Virginie Lutete
• 15 Novembre 2024

1. Pouvez-vous vous présenter ?

J’ai un certain parcours de vie derrière moi puisque j’arrive aujourd’hui à l’âge de 69 ans. Mon père était pasteur de l’Église réformée et ma mère, infirmière, était elle-même fille de pasteur. Mes parents étaient des admirateurs de Martin Luther King et recherchaient la non-violence autant qu’il était possible. Cela m’a sans doute conduit à me rapprocher des Églises mennonites par la suite : j’y ai trouvé, à la fois, la ferveur qui s’était un peu perdue dans l’Église protestante, au début des années 1970, et une préoccupation pour les questions pratiques, les questions de société au travers de la non-violence à la suite du Christ.

Par la suite, j’ai travaillé comme sociologue en région parisienne et, dans mes ouvrages, j’ai cherché à faire des ponts entre la lecture de la Bible et la société contemporaine : comment comprendre l’appel du Christ aujourd’hui ?

Je me suis marié. Mon épouse, Christine, a travaillé dans l’administration des politiques sociales (au niveau départemental et régional) et j’ai/nous avons ? eu trois enfants, trois filles qui ont chacune compris à leur manière l’appel à aider son prochain par son travail.

2. Que sont les Béatitudes ?

C’est une série de neuf petites phrases, ce qu’on appelle des aphorismes, qui nous parlent de la vie heureuse d’une manière paradoxale. Elles nous poussent à nous interroger, parce qu’on ne peut pas les « avaler » telles quelles. Heureux ceux qui pleurent ? Heureux les doux ? Heureux ceux qui ont faim et soif de justice ? Vraiment ?

En fait, ce sont de petites formules qui ont une grande profondeur et que l’on peut méditer toute sa vie. On ne remarque pas suffisamment, d’ailleurs, qu’elles sont au pluriel et qu’elles n’évoquent pas seulement des choix individuels, mais aussi des pratiques que l’on parvient (ou non) à vivre collectivement. Elles évoquent un mode de vie à rebours des choix de société habituels, mais qui est, en effet, source de liberté, d’enthousiasme et de joie.

3. Qu’elle est celle qui vous interpelle le plus ?

La première donne le ton à toute la série : « Heureux ceux qui ont l’esprit de pauvreté, car le Royaume des cieux est à eux » (Mt 5.3). La phrase est au présent. Il ne s’agit pas seulement d’une promesse future, mais d’une affirmation : le Royaume des cieux est là où règne l’esprit de pauvreté.

La formule (littéralement : pauvre en esprit) a été retrouvée dans des textes juifs de l’époque. On parlait d’esprit de ci ou de ça pour évoquer une attitude globale. Heureux, donc, ceux qui abordent la vie dans un esprit de pauvreté. La pauvreté en question n’est, d’ailleurs, pas la misère. En hébreu, le même mot signifie « pauvre » ou « humble ». On nous parle donc plutôt d’une attitude de non-puissance, d’un refus de faire plier l’autre. Heureux ceux qui respectent les autres et ne cherchent pas à leur faire faire ce qu’ils veulent. Heureux, donc, ceux qui ne cherchent pas à s’approprier tout ce qui passe à leur portée, qui ne s’enferment pas dans des rêves de gloire et de grandeur. Heureux, pourrait-on dire aujourd’hui, ceux qui adoptent la vie avec sobriété : ils ne deviennent pas esclaves de la course mortifère à la consommation.

C’est là la porte d’entrée dans ce monde étrange et surprenant.

4. Comment nourrissent-elles notre vie de foi et de piété ?

Il ne faut pas entendre ces paroles comme des commandements qui nous enfermeraient dans une vie morne et remplie de culpabilité ! Elles sont des appels à nous mettre en route. Et sur ce chemin (que nous ne pouvons qu’emprunter avec modestie et un pas après l’autre) nous découvrons, en effet, une vie inattendue. C’est en forgeant qu’on devient forgeron. Et c’est au fil de notre marche que l’horizon s’éclaire peu à peu.

Je suis persuadé, depuis longtemps, que le Nouveau Testament contient une spiritualité pratique. On limite trop vite la spiritualité, aujourd’hui, aux cantiques de louange et à la prière. Mais le souffle de l’Esprit nous conduit aussi à adopter des manières de vivre particulière. Il nous nourrit, nous conduit à découvrir des attitudes qui ont un grand prix, alors que, spontanément, on les néglige. C’est ce souffle dont j’ai cherché à rendre compte dans ce livre. Il ne sert à rien de dire : il faut ou il faudrait faire ceci ou cela. La beauté des Béatitudes est de nous rendre attentifs à la force et au dynamisme qu’il y a dans le chemin de vie que le Christ nous propose.

5. Pouvons-nous dire qu’elles sont les commandements de la vie du chrétien, de son éthique ? Pourquoi ?

Comme je l’ai dit, ce sont plus des appels, des encouragements, que des commandements.

Et l’important est de se rendre compte qu’elles ne sont pas des objectifs inaccessibles réservés à quelques virtuoses de la foi. C’est pour nous, chrétiens ordinaires, plongés dans les contradictions de la vie ordinaire, qu’elles ont été écrites. Elles sont un guide et une boussole pour tout un chacun. Et, à vrai dire, je m’étonne que si peu de chrétiens les prennent au sérieux. Nous sommes confrontés à tellement de déceptions, de frustrations, d’événements douloureux, et nous ne savons pas comment les traverser. Or, justement, les Béatitudes sont un guide pour traverser le monde complexe, dur et décevant qui est le nôtre. Elles sont une ressource bien plus qu’un devoir.

6. Comment retrouver aujourd’hui l’esprit des Béatitudes ?

Après la Première Guerre mondiale et après la Deuxième, divers mouvements chrétiens ont redécouvert les ressources des Béatitudes. Ils ont formulé une petite règle de vie quotidienne que je trouve inspirante : « Prie et travaille pour qu’IL règne. Que dans ta journée, labeur et repos soient vivifiés par la parole de Dieu. Maintiens en tout le silence intérieur pour demeurer en Christ. Pénètre-toi de l’esprit des Béatitudes : joie, simplicité, miséricorde. » C’est peu et c’est beaucoup.

C’est dans un aller et retour entre la méditation de ces paroles, leur mise en action partielle et provisoire et le retour sur ce que nous avons vécu que nous pouvons nous approcher de l’esprit des Béatitudes. Dans le livre que j’ai écrit, j’ai fait, pour chacune des formules, deux parties : une analyse du texte, d’un côté, et une exploration de la manière dont elle pourrait s’actualiser aujourd’hui, de l’autre. Je pense que c’est à chacun de faire un travail de ce style : prendre les formules au sérieux et les mettre à l’épreuve dans notre vie de tous les jours.