Entretien avec Nathanaël Delforge – Car Dieu a tant aimé les Noirs


- Virginie Lutete
- 7 Février 2025
1. Pouvez-vous vous présenter ?
Je m’appelle Nathanaël Delforge, je suis enseignant de mathématiques dans le secondaire. Je suis également le créateur et l’animateur de la chaine Youtube Kurious qui est une chaine d’apologétique chrétienne. Je suis également étudiant en théologie.
2. D’où vient l’idée que le christianisme est une religion de Blancs ?
C’est une idée qui tire son origine de certains faits historiques, notamment l’appui biblique qui a été donné à l’esclavage, pendant la colonisation. Une grande partie des populations noires ont finalement été historiquement confrontés au christianisme par ce biais-là et donc c’est une idée qui a été reprise de manière assez forte dans les cercles afrocentristes qu'on appelle aussi cercle Kémites, et qui aujourd’hui prend une certaine ampleur au sein de différentes populations noires.
3. Pourquoi en tant que « Blanc », avez-vous choisi de vous saisir de cette question ?
En tant que Blanc, ce n’était pas du tout une question que j’avais été amené à me poser, de savoir comment articuler ma foi et ma couleur de peau. Je dis que j’ai le luxe de n’avoir pas eu à me poser cette question-là, mais en fait, j’ai été amené à assister à des discussions, à des échanges à ce propos-là, notamment dans mes cercles amicaux, et je me suis rendu compte que c’était vraiment quelque chose qui pouvait constituer un obstacle fort à la lecture de la Bible et à la foi chrétienne. Dans un premier temps, ça m’a simplement donné envie de me renseigner sur le sujet et de proposer une sorte de petit fascicule à mes amis en question pour qu’ils puissent à leur tour le proposer à leurs proches. Mais en fait, je me suis pris d’intérêt pour cette question au fur et à mesure de mes recherches et ça m’a vraiment semblé être un sujet important pour beaucoup de nos contemporains ; donc c’est comme ça que je me suis saisi de cette question, tout en sachant que j’écris ce livre en tant que blanc, en tant que non-noir, et donc qu’il y a certaines questions auxquelles je ne peux pas répondre. À titre d’exemple, je discute dans le dernier chapitre de la possibilité d’être chrétien sans rejeter son africanité. Je suis incapable de définir ce qu’est l’africanité, donc j’en viens finalement à traiter la question de manière plus large, sous l’angle du rapport entre foi et culture.
4. Qu’est-ce que cette étude nous dit des origines du christianisme ?
C’est assez intéressant par ce qu’en fait on se rend compte que si on regarde du côté de l’histoire du christianisme, et notamment des origines, il est très difficile de considérer que ça puisse être une religion de Blancs. Le christianisme s’est construit sur la base du Christ, le chrétien étant d’abord le disciple du Christ ; or le Christ était tout ce qu’il y avait de plus juif à son époque, donc un sémite. Les Juifs – d’ailleurs l’ensemble des apôtres étaient juifs également – tirent leurs origines aussi de toute l’histoire de l’Ancien Testament ; ils sont notamment les descendants d’Abraham, qui lui-même venait de l’actuel Irak. En fait, quand on regarde un petit peu l’histoire du peuple juif, on se rend bien compte qu’on a affaire à un peuple qui est pleinement sémite, mais il ne s’agit pas non plus d’une lignée « pure » ; il y a un melting-pot, j’en parle dans le livre. Mais en tout cas, on a vraiment affaire à une religion qui tire son origine d’un peuple sémite et absolument pas occidental. Et donc en allant un petit peu plus loin, on pourrait dire qu’originellement ce ne sont pas les Blancs qui ont amené le christianisme, mais que ce sont eux qui l’ont formalisé et institutionnalisé. Mais là encore, si on s’intéresse aux premiers siècles de l’histoire du christianisme, notamment aux premiers Pères de l’Église qui ont formalisé des doctrines centrales comme celle de la divinité du Christ, celle de la Trinité, … et qui se sont opposés aussi aux premières hérésies, on se rend compte qu’en fait ils étaient très majoritairement originaire d’Afrique du Nord ou d’Asie Mineure et absolument pas d’Europe. Donc en termes d’origine pure, ou même au niveau des premiers siècles, on n’a pas du tout affaire à une religion « de Blancs ».
5. Comment peut-on définir le racisme ?
Ce n’est finalement pas si simple à définir que ça. Tout le monde n’est pas d’accord sur la définition à donner. Et puis surtout, c’est un terme qui peut englober plus ou moins deux réalités. Dans l’ouvrage, je distingue deux définitions : une définition stricte, et dans ce cas là le racisme serait simplement la reconnaissance à tort d’une pluralité de races humaines, qui seraient différentes et qui, en plus, seraient inégales. Ce serait le racisme au sens strict, mais je pense qu’on ne peut pas s’arrêter là. On doit aussi considérer une définition un petit peu plus large qui irait, sans jusqu’à dire que forcément il y aurait des races inégales, qu’il y a un traitement différentiel, avec des privilèges pour les uns, des vexations pour les autres, et que ces privilèges, ces différenciations, se jouent sur le fond de différences ethniques et culturelles. On a donc un sens strict et un sens un peu plus large, et dans l’ouvrage, j’essaye de traiter de ces deux sens et de montrer en quoi le texte biblique ne soutient absolument aucun de ces deux sens, et va même tout à fait à leur encontre.
6. Pourquoi dites-vous que le message de la Bible est universaliste ?
Je défends cette idée-là sous deux acceptions du sens d’« universaliste ». Le premier sens, c’est que le message de la Bible se veut universaliste dans le sens où il entend parler à tous les peuples ; et en fait, c’est quelque chose qu’on voit tout au long de l’histoire biblique, depuis la Genèse jusqu’à l’Apocalypse. Ça ressort assez nettement au fur et à mesure que se développe l’histoire biblique et ça s’accomplit pleinement dans le Nouveau Testament ; mais il y a vraiment ce projet divin de se racheter un peuple après que l’humanité se soit rebellée, un peuple qui soit multiethnique, qui soit multiculturel. On a cette fameuse expression de toutes les nations, tous les peuples, toutes les langues, et c’est quelque chose qui revient tout au long de l’histoire biblique. Alors parfois c’est moins visible, parce qu’il y a quand même aussi une certaine primauté chronologique du peuple juif, et j’insiste sur le « chronologique » ; mais même dans l’Ancien Testament, on voit notamment avec des exemples comme Ruth ou comme Rahab qu’il ne s’agit pas d’avoir encore une fois une lignée pure, mais qu’il y une ouverture qui est appelée, qui est espérée. Ça ressort aussi grandement dans les prophètes et, encore une fois, le Nouveau Testament vient vraiment montrer l’accomplissement de cette ouverture. Ça s’est le sens premier dans lequel la Bible se veut universaliste.
Le second sens, c’est que, non seulement elle entend s’adresser à tous les peuples, mais je crois qu’elle rejoint aussi les préoccupations de tous les peuples, et donc en particulier, pour ce qui nous intéresse dans l’ouvrage, des peuples noirs. Sans rentrer dans les détails, je prends notamment l’exemple de quelques ponts qui ressortent des différentes religions traditionnelles africaines, des éléments communs, et on se rend compte qu’en fait il y a des parallèles qui peuvent être assez facilement faits entre les préoccupations de ces religions traditionnelles et le message du christianisme. Et peut-être une dernière précision : quand je dis que le message de la Bible se veut universaliste, ce n’est pas dans un sens sotériologique. Il ne s’agit pas de dire que tout le monde sera sauvé à la fin des temps, ce n’est pas ce que la Bible enseigne, mais en tout cas, c’est un appel au salut pour tous les peuples.
7. Quelle place occupent les peuples noirs dans la Bible ?
C’est un chapitre sur lequel je pense que je n’avais vraiment pas de connaissances. Je crois que je faisais partie de ces nombreux chrétiens qui lisent la Bible sans forcément se poser la question de la couleur de peau et qui, finalement, passent à côté de beaucoup de choses. Je me suis rendu compte qu’en fait, certes la Bible est un livre juif et on ne doit pas aller jusqu’à dire qu’elle serait afrocentré, ce serait complètement faux ; mais il y a une vraie place accordée au peuple noir ; on le voit dès l’Ancien Testament, on le voit également dans le Nouveau Testament. Il y a même un livre qui porte le nom d’un prophète noir : Sophonie ; en tout cas dont on a de très bonnes raisons de penser qu’il était noir. On a différents personnages qui ont joué un rôle important et dont on a de fortes raisons, là encore, de penser qu’ils étaient noirs. Je pense à Abed-Melek, à Phinéas et d’autres. Moïse a pris pour épouse une femme noire et l’apôtre Paul a été mandaté pour son premier voyage missionnaire par un leader de l’Église d’Antioche qui était noir. Donc il y a une vraie place qui leur est reconnue. Et puis on peut ajouter que le continent africain et différentes personnalités africaines ont aussi joué un rôle important, notamment dans l’Ancien Testament. Je pense à différents pharaons qui ont été en relation avec Abraham et d’autres. Finalement, dans la Bible, les peuples noirs sont bien présents. Parfois ils sont l’objet d’annonces de jugements, parfois ils sont l’objets au contraire d’annonces de bénédictions ; et en cela je crois que le texte biblique laisse une vraie place au peuples noirs, en montrant aussi qu’ils sont absolument comme le reste de l’humanité, ni meilleurs, ni pires, objets du jugement quand ils se comportent mal, objets aussi de promesses de bénédictions, de très belles promesses d’ailleurs que je recense dans l’ouvrage et que je trouve important d’avoir en tête ; Dieu va jusqu’à appeler l’Égypte « son peuple » ! Donc une vraie place est accordée, et je crois une juste place, en ce que les peuples noirs ne sont pas mis sur un piédestal et ne sont pas non plus considérés comme moindres que les autres.
8. Comment la Bible présente-t-elle l’esclavage ? Comment a-t-elle pu être employée pour le justifier ?
La question n’est pas simple. C’est le chapitre le plus conséquent de l’ouvrage, donc je vais aller vraiment à l’essentiel, sans rentrer dans les détails. Je vais peut-être simplement rappeler que la première mention de l’esclavage dans la Bible est dans le contexte d’une malédiction, la malédiction que Noé appelle sur Canaan. Je crois que ça en dit long sur la vision biblique de l’esclavage : ce n’est pas une réalité voulue originellement par Dieu, ce n’est pas une réalité créationnelle, mais c’est vraiment la conséquence du péché humain. C’est la conséquence de la malédiction, et donc c’est quelque chose qui n’est pas à valoriser et qui n’est jamais valorisé dans le texte biblique. Pour répondre à la deuxième partie de la question, je cite dans l’ouvrage l’historien Olivier Grenouilleau qui se demande comment certains chrétiens ont pu pratiquer l’esclavage. Il prend l’exemple d’un armateur négrier nantais, et en fait, il se rend compte que cet homme-là se disait chrétien, alors que Dieu seul sait s’il l’était réellement – ce n’est pas à nous de le juger –, mais en tout cas il vivait une foi qui était très décentrée du Christ, très décentrée du cœur de l’Évangile, et qui était une foi finalement très traditionnelle, moraliste, axée sur certaines valeurs comme la valeur travail par exemple. Une foi quelque peu dénaturée, et donc il est intéressant de noter que, finalement, quand les chrétiens se sont adonnés à l’esclavage – et c’est quelque chose qu’on vérifie historiquement –, la justification biblique n’est venue que dans un second temps, pour justifier quelque chose de préexistant, donc elle s’est faite au détriment du message de l’Évangile. À l’inverse, quand on peut noter que dans la lutte abolitioniste, les chrétiens ont souvent été pionniers, et ça a toujours été dans le cadre d’un retour au cœur de l’Évangile. Donc, pour résumer, quand on dénature le message biblique, eh bien on peut lui faire dire ce qu’on veut, et quand on essaie de le prendre au sérieux, dans ce cas, effectivement, il y a quelque chose de fort et de puissant qui se met en place aussi dans le sens de la libération des peuples.
9. La mission n’est-elle pas une forme de colonisation ? Comment y a-t-elle participé ?
Là encore on a affaire à deux termes qui ne sont pas simple à définir : mission et colonisation. Je crois que ce sur quoi on peut tous être d’accord, c’est que la notion de mission ne porte rien de colonial ; ça ne fait pas du tout partie de la nature de ce que doit être la mission. De son côté, la notion de colonisation, dans sa définition stricte, ne porte absolument aucune dimension religieuse. Et donc on a là deux notions qui ne sont pas forcément appelées à se côtoyer, mais qui, historiquement, ont largement cohabité. Là encore, sans rentrer dans les détails, j’essaye de dresser un petit état des lieux de l’historique des rapports entre les deux dans l’ouvrage. Mais ce que je pense qu’on peut en retenir, c’est que la cohabitation de l’une et de l’autre a été un accident de l’histoire, c’est-à-dire que ça s’est passé comme ça, mais qu’il n’y avait rien qui prédisposait à ce que l’une et l’autre cohabitent. Ce qui est intéressant aussi de remarquer, c’est qu’il ne faut pas non plus voir le monde « en rose » ; il vaut mieux le regarder tel qu’il a été, et donc la mission, c’est aussi parfois accommodée de la colonisation. Et l’inverse est tout aussi vrai. Chacune a essayé de tirer avantage de la présence de l’autre. Mais chacune a aussi été très méfiante vis-à-vis de l’autre, et donc on peut parler d’une espèce de cohabitation quelque peu forcée dans laquelle on a cherché à tirer avantage l’un de l’autre. Parfois, ça s’est peut-être assez bien passé, d’autres fois ça a été plus compliqué ; mais je pense que c’est important de souligner qu’il n’y a rien d’intrinsèquement colonial dans la mission, et c’est quelque chose que je défends dans l’ouvrage, et qu’il n’y a rien d’intrinsèquement religieux dans la colonisation.
10. Vous posez, dans votre ouvrage, la question de savoir si on « peut […] être chrétien sans renier son africanité ». Est-ce qu’être chrétien nous fait renier notre culture d’origine ? Notre culture d’origine doit-elle nous définir premièrement et plus que notre identité en Christ ?
Le rapport entre foi et culture est assez complexe. Il y a d’un côté le message biblique qui vient vraiment affirmer la culture, dans le sens où il la dépeint comme quelque chose de positif. C’est Dieu qui a voulu, comme je le disais, une humanité qui soit pluriculturelle, qui soit multiethnique, et c’est une réalité que Dieu nous annonce pour l’avenir : on la retrouvera dans l’éternité en sa présence. Donc la culture et sa diversité sont quelque chose de bon. En ce sens-là, il ne faut pas rejeter tout ce qui est de la culture ; et en même temps la culture, c’est quelque chose de très humain, et donc à l’image de l’humanité, l’être humain étant en image de Dieu. Il y a quelque chose d’intrinsèquement bon dans l’être humain, et en même temps il est radicalement corrompu par le péché. Il en va de même pour la culture, et donc en fait, dans la Bible et notamment dans le Nouveau Testament, avec des exemples comme Jésus ou Paul, on se trouve parfois en opposition avec certains éléments culturels, parce qu’il y a dans la culture des choses mauvaises à rejeter, des choses bonnes à garder, mais aussi des choses qui sont à transformer, donc à garder mais en les réformant. Enfin, il y a tout un panel de relations complexes entre la foi et la culture, et ce qui ressort du message biblique, c’est qu’on n’est pas appelé à rejeter notre identité culturelle. Jamais, et c’est un des grands torts qu’a parfois causé la mission chrétienne sur le continent africain : laisser croire que devenir chrétien, c’était adopter la culture occidentale. Cela va, je le crois, complètement à l’encontre du message biblique, et c’est aussi ce que défend l’ouvrage. On n’est jamais appelé à rejeter la culture, mais par contre à en rejeter certains éléments. Je crois que la Bible vient remettre la culture à sa juste place en lui conférant certains honneurs, mais aussi en rappelant qu’effectivement, ce n’est pas ce qui nous définit premièrement. Car ce qui nous définit premièrement est le fait que nous soyons créés en image de Dieu, tous autant que nous sommes, qui que nous soyons et quelque soit notre culture. À partir du moment où on devient chrétien, effectivement notre identité est en Christ et prime sur tout le reste, sans jamais éteindre le reste ; mais elle devient ce qui nous définit. Premièrement, en tant que chrétien, nous sommes frères et sœurs en Christ, au-delà de nos cultures, et nous sommes appelés à savourer la différence culturelle que Dieu permet.
11. Comment le fait que tout homme est image de Dieu nous aide à nous positionner, en tant que chrétien, face aux questions de couleurs de peaux ?
Quand on prend cela en compte, le fait que nous sommes tous en image de Dieu, cette réalité extrêmement forte vient donner une dignité incomparable à l’être humain, et à tout être humain. Cela nous oblige à considérer l’autre, quel qu’il soit, quelle que soit sa culture, quelle que soit sa couleur de peau, quelle que soit son origine ethnique, comme quelqu’un qui est d’égale dignité avec nous-mêmes, et donc cela nous interdit la moindre discrimination qui serait fondée sur ces différences culturelles, ethniques, de couleur de peau. Cela nous rappelle aussi que c’est Dieu qui veut cette diversité de couleur de peau, c’est lui qui veut cette diversité culturelle. Elle est donc quelque chose de beau, de bon, qui nous oblige à voir au travers des différents peuples le Dieu qui se manifeste. Cela veut dire aussi que chaque fois qu’on maltraite quelqu’un ou qu’on porte atteinte à qui que ce soit, c’est à Dieu, au Créateur lui-même que, d’une certaine façon, on porte atteinte. Cela vient fortement réaffirmer la portée des actes qui ont pu être commis au cours de l’histoire, et cela appelle aussi à une espérance, parce que je crois que le terme sera le jugement divin de ces actes-là, de ces malversations du message biblique qui ont eu cours dans l’histoire.