Sur « Dieu et sa Parole »
- Henri Blocher
- 21 Février 2023
Rendre à César ce qui est à César : je salue avec reconnaissance les responsables immédiats de la publication[1] – dont je ne suis pas. Certes, je n’esquive pas la paternité des textes ; j’ai travaillé pour les produire à la sueur, au moins métaphorique, de mon front. Mais leur choix et la préparation nécessaire ont été assumés par les professeurs Lydia Jaeger, Jacques Nussbaumer et Christophe Paya (doyen de la Faculté Libre de Théologie Évangélique), assistés de Mme Noélie Claudel et de M. Matthieu Moury, qui enseigne déjà la théologie à Montréal. Plusieurs des études réunies étaient en anglais, ou dans ce que j’espère avoir été de l’anglais (!) : M. Philippe Malidor s’est chargé de la traduction ; un texte, en outre, avait été traduit pour Hokhma par M. Jacques André. Confiance amicale ou inertie paresseuse, je n’ai même pas vérifié si la version française ressemble à ce que j’aurais écrit dans notre langue ! À tous, je dis ma gratitude.
Deux traits caractéristiques du « florilège » me semblent intéressants à commenter. Il y a l’association des deux thèmes annoncés dès le titre : l’ouvrage contient d’abord un paquet d’études ressortissant à la doctrine de Dieu, en particulier de la Trinité ; la deuxième moitié en offre un autre sur l’Écriture, Parole de Dieu. Les deux vont bien ensemble, et je vais dire pourquoi. D’autre part, le lecteur habitué à mes livres de vulgarisation peut être surpris par le genre académique d’à peu près tous les textes proposés. Ils sont, la plupart, issus d’exposés présentés lors de colloques théologiques, et recourent à une certaine « technicité ». J’y dépense beaucoup d’énergie à dialoguer, discuter, avec des théologiens qui n’adhèrent pas tous à la « saine doctrine ». Le lecteur pourrait s’impatienter. Quelques explications et considérations seront, j’espère, utiles.
DOCTRINE ET PAROLE DE DIEU
Le lien entre la doctrine de Dieu et celle de sa Parole s’impose avec évidence : par la Parole qu’il nous a donnée, qu’on peut aussi appeler sa « révélation », nous accédons à la connaissance de Dieu. Parce qu’il nous a parlé de lui-même, nous parlons de lui – y compris intérieurement, c’est-à-dire pensons. Calvin faisait ressortir cette corrélation : il répétait volontiers que Dieu est le seul « témoin idoine de soi »[2], avec cette exhortation : « ne mettons point en notre cerveau de chercher Dieu, sinon en sa Parole, de penser de lui sinon étant guidés par elle, et n’en rien dire qui n’en soit tiré et puisé »[3]. Ou encore : « nous désapprenons de bien parler quand nous ne parlons point selon Dieu »[4]. C’est la logique de Paul en 1 Corinthiens 2.10-13 : de même que les secrets personnels ne sont connaissables que par la déclaration de la personne, les secrets de Dieu ne nous sont accessibles que par son Esprit – l’Esprit qui en enseigne les mots mêmes aux apôtres (v.13) ; grâce à cette médiation, nous avons la pensée/intelligence (noûs) du Christ (v.16).
Il faut, cependant, affiner
À partir de la conviction commune des confessions chrétiennes selon laquelle l’Écriture est Parole de Dieu, les Réformateurs ont appliqué, comme la règle à suivre en théologie, « science de Dieu », le principe dit « formel »[quasi mot d’ordre, voire slogan] sola Scriptura, « par l’Ecriture seule »[5]. Le corollaire semble être que la voie biblique est la seule qui conduise à la connaissance de Dieu. La position catholique romaine, indépendamment du rôle de la tradition (c’est un autre débat), diverge ici expressément. Saint Thomas d’Aquin enseigne que la raison, sans l’aide de la révélation, peut accéder à une première série de vérités sur Dieu, à l’exclusion des « mystères » : son existence, son unicité, ses attributs[6] ; Thomas concède, il est vrai que peu y parviennent – il faut du temps et se mêlent beaucoup d’erreurs[7]. Le Premier Concile du Vatican en a fait une vérité de foi (!), avec lourde insistance : « Si quelqu’un dit que le Dieu unique et véritable, notre créateur et Seigneur, ne peut pas être connu avec certitude, à partir des choses créées, par la lumière naturelle de la raison humaine : Qu’il soit anathème ! »[8]. Cette possibilité est dite de la « théologie naturelle ».
Les catholiques s’accrochent au rocher inébranlable de Romains 1.18ss, qui affirme en effet une connaissance de Dieu, de sa puissance éternelle et de sa divinité, à partir de la création, perçue par l’intelligence (v.20 : noouména, « intelligées »), une connaissance présente dans l’humanité. Leur intention est celle de l’apôtre : montrer les négateurs inexcusables – à l’impossible nul n’est tenu. S’il était impossible aux humains de connaître Dieu, raisonnent les thomistes et autres catholiques, leur culpabilité à cet égard se dissoudrait aussitôt. Dans la ligne de la Réforme, on trouve les moyens de rétorquer : la connaissance dont parle Paul est « retenue », comme prisonnière (verbe katéchein, v.18), dans l’injustice ; elle dégénère immédiatement en folie (v.22) ; elle n’est plus présente que sous la forme de vaines pensées et d’un cœur enténébré (v.21). Romains 1.18ss n’ouvre pas la perspective d’une théologie naturelle selon la vérité, mais dénonce une théologie naturellement idolâtrique. Les catholiques montrent ici aussi qu’ils sous-estiment le péché et ses effets. Ils ne tiennent pas assez compte de l’obscurcissement de l’intelligence (Ep 4.18), de l’incapacité de l’homme naturel ou de la « chair » (psuchikos, qui n’a pas reçu le Saint-Esprit, 1 Co 2.14 ; sarx, Rm 8.7) quant aux choses de Dieu, de la nécessité de la « crainte de YHWH » pour avoir une raison saine (Ps 111.10 ; Pr, passim). À partir de ce dernier accent, une tradition qui se réclame de saint Augustin et se précise chez Abraham Kuyper et ses disciples souligne qu’il est illusoire et pernicieux d’attribuer à la raison autonomie et neutralité religieuse.
Seule la Parole qui nous est parvenue comme Ecriture Sainte nous fait connaître Dieu en vérité
L’intelligence ne peut fonctionner dans le vide : elle procède d’une orientation préalable, reçoit le cadre et les critères dont elle a besoin, un schéma d’organisation du réel qui est l’embryon d’une vision du monde. C’est peut-être ce qu’a en vue Ephésiens 4.23 sous l’expression d’« esprit de l’intelligence ». En tout cas, c’est la disposition du cœur, source première dans la vie humaine (Pr 4.23), et la pensée. Sans changement de cette disposition, changement qu’évoque aussi la métaphore du cœur de pierre changé en cœur de chair (Ez 36.26), la vérité de Dieu subit forcément une grave déformation. Seule la Parole qui nous est parvenue comme Écriture Sainte nous fait connaître Dieu en vérité.
Deux considérations valent pour prévenir des malentendus
En premier lieu, l’incapacité de l’homme naturel est celle du péché, seulement du péché. Ce n’est pas la perte d’une faculté au sens d’organe, mais un blocage dans l’usage des facultés, logé dans le vouloir. L’être humain pourrait s’il voulait, mais il ne peut pas parce qu’il ne veut pas : auto-prisonnier de son orgueil (Rm 1.22), de son goût pour le mensonge, de sa paresse... Et c’est pourquoi son incapacité n’abolit pas sa responsabilité. L’incapacité n’est pas « métaphysique », affectant l’être/essence de l’humain, mais « éthique », relative à son comportement, ce qui inclut la relation à Dieu (ainsi Cornelius Van Til). Pour employer un langage plus imagé : l’homme naturel est sourd à la voix de Dieu, ce n’est pas qu’on lui ait coupé les oreilles – simplement, il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. L’homme naturel est aveugle, ce n’est pas la perte de la faculté de voir – « Si vous étiez aveugles, dit Jésus, vous n’auriez pas de péché » (Jn 9.41) – c’est la prétention de voir par soi-même qui l’aveugle. Comme le péché lui-même, l’incapacité qu’il comporte se laisse cerner mais garde une opacité mystérieuse pour l’intelligence : elle est étrangère à la bonne création de Dieu, pour laquelle notre intelligence a été faite, elle est « autre » que les plus et moins (de capacité) qui appartiennent à l’harmonie du commencement.
En deuxième lieu, ne pas négliger la grâce commune. La grâce commune est celle dont Dieu fait bénéficier tous les humains, même rebelles et réprouvés (Mt 5.45 ; Ac 14.17) : elle « freine » le péché sans régénérer. Cette grâce permet aux pécheurs de faire des œuvres relativement bonnes, d’atteindre cette « justice civile » dont parlaient les Réformateurs. Elle limite la déformation pécheresse de la vérité de Dieu telle que la détient/retient l’homme naturel. En celui-ci, la situation est donc fort complexe : « ce qu’on peut connaître de Dieu », attesté par ses œuvres, correspond au « sens de la divinité » implanté en tout être humain selon Calvin ; puis se mêle intimement le refus de rendre gloire à ce Dieu tel qu’il est, et le rabattage du « sens » sur la créature (idolâtrie, plus ou moins subtile) ; en outre, l’opération de la grâce commune limite les effets de ce refus pécheur. Il en résulte que le pécheur peut, parfois, adopter des vues qui ne sont pas très éloignées de la vérité biblique (ignorée du pécheur) – et « récupérables ». Ainsi, en Actes 17, l’apôtre peut-il s’appuyer sur une expression de la piété païenne, « À [un] dieu inconnu », et citer un poète et philosophe panthéiste (v.23,28).
Même quand on pratique une telle récupération, le reste de connaissance de Dieu discerné est attribuable à la Parole de Dieu. Non pas à la Parole de Dieu biblique, mais à la Parole de Dieu que relaie la création (Ps 19.2-5). L’attestation de Dieu par ses œuvres équivaut à un langage. S’il faut résister à l’idée de théologie naturelle (véridique), l’orthodoxie reconnaît une révélation naturelle, ou « générale », les notions de révélation et de Parole se recouvrant pour l’essentiel. Comme la révélation spéciale, Parole de Dieu scripturaire (prophético-apostolique) use du langage humain et que celui-ci se constitue dans l’humanité par le commerce avec la création, il apparaît que la révélation spéciale présuppose la révélation naturelle/générale. La capacité du langage à servir à la communication de Dieu n’est pas indépendante du caractère originel de la création : révélation ou Parole de Dieu.
Un pas de plus
Si toutes les choses venues à l’existence sont des moyens par lesquels Dieu nous parle, c’est qu’elles ont été elles-mêmes formées par la Parole. Le message du Prologue de Jean le proclame. Pour les stoïciens, la cohésion et la consistance du cosmos étaient assurées par le Logos, Raison divine : le vrai Logos, conjoignant les sens de Raison et de Parole, est celui qui est venu en chair. Jésus est la Parole dans un sens suréminent (sans affaiblir l’usage du titre pour les actes de langage recueillis dans l’Écriture). Calvin a su le dire : « [B]ien que toutes les révélations issues de Dieu soient à bon droit intitulées sa Parole, encore faut-il toutefois mettre en degré souverain cette Parole essentielle, qui est la source de toutes les révélations »[9]. La Parole essentielle (Logos) à la fois se distingue de Dieu et elle est Dieu. L’association Dieu/sa Parole se découvre ainsi intérieure à la doctrine de Dieu même : impliquée par le mystère de la Trinité (Jean 1.1 et 1.18), dont s’occupent plusieurs des essais du recueil Dieu et sa Parole.
Que Dieu ait en lui-même sa Parole, qu’il se différencie sans porter atteinte à son unité absolue de Dieu unique, suscite une méditation infinie. Il s’oppose ainsi aux idoles muettes selon l’apôtre (1 Co 12.2). Une spiritualité qui promeut la responsabilité en est induite : il est flagrant que les cultes païens culminent dans deux écrasements jumeaux de la parole : le silence, jugé supérieur, dans lequel on s’abîme ; le bruit, déchaînement de décibels, qui livre aux forces obscures. Avec la Parole en Dieu, une fondation est pourvue pour les relations créées qui en offrent des analogies : fondation « ontologique » (dans l’Être-même) de l’intelligibilité, de la dicibilité, des êtres. En théologie trinitaire, le rapport de Dieu et de son Logos accompagne et, je crois, interprète le rapport entre le Père et le Fils. Il avertit de ne pas projeter en Dieu, naïvement, l’image d’une famille humaine : le Père et le Fils sont comme un homme et sa parole intérieure. La Trinité implique un dynamisme de la divinité qui permet à Dieu de s’exprimer parfaitement en lui-même, produisant son alter ego qui a tout en commun avec lui – sauf la distinction de l’exprimant et de l’exprimé, engendrant et engendré ; ce dynamisme peut être dit présence à soi.
L’association Dieu/sa Parole nous avertit aussi, quant à l’Écriture, contre la tendance à privilégier le texte jusqu’à l’éclipse de la parole. La tendance atteint son paroxysme moderne-post avec la lutte de Jacques Derrida contre la prééminence du Logos, contre le lien du signe à une réalité : les signes ne renvoient qu’à d’autres signes, indéfiniment – pour le sens, suicide par évaporation. Sans aller jusqu’à cet extrême, nous pouvons glisser dans cette direction : il est frappant de voir combien le texte est, au contraire, pour Jésus la Parole du Père, le véhicule de sa présence.
OÙ IL EST QUESTION DE TECHNICITÉ…
Le texte applique un code pour transcrire les phonèmes en signes graphiques et sert ainsi la Parole. On peut dire un peu la même chose de la « technicité » qui entre dans les travaux académiques, y compris certains qu’on pourra lire dans Dieu et sa Parole. Il y a des lecteurs qui s’en impatientent, et pour qui la technicité est un écran. La technicité peut être un écran, et même par tactique délibérée – pour masquer l’absence d’arguments probants. Mais, elle qui coûte à l’auteur beaucoup de temps et d’énergie (j’en rends témoignage), est nécessaire au service de la thèse, de la défense et illustration de la vérité (qu’on espère opérer en écrivant).
Il y a le vocabulaire, les allusions, les raccourcis dans les enchaînements. Il en va ainsi de tout champ de spécialisation. Les spécialistes ont leur « jargon », qu’ils soient maçons, médecins ou maraîchers. Comme C. S. Lewis l’a relevé, le gain se résume : brièveté. S’il faut tout expliquer, on n’en sort pas ! Le volume doit être multiplié par dix, cent. Pour être efficace il faut se comprendre à demi-mot ; les allusions permettent de profiter de travaux antérieurs sans tout reprendre de zéro. Dans l’Écriture elle-même, des ouvrages ont dû paraître fort « techniques » aux premiers lecteurs : l’Épître aux Hébreux, par exemple (problème pour les traductions « en français courant » : elles se rendent plus faciles que l’original).
La plupart des renseignements « techniques » consistent en citations et références bibliographiques. Celles-ci encombrent la lecture et lui font perdre une plus agréable fluidité. Elles sont pourtant indispensables à l’appréciation responsable. Le travail théologique est communautaire, dans une vaste solidarité internationale et inter-générationnelle. Chacun doit beaucoup, sinon tout, aux prédécesseurs, qu’il en ait ou non conscience. Il est juste que les emprunts soient mis en évidence ; leur mode et leur provenance éclairent le sens des affirmations. Soyons réalistes : comment notre apport sera t-il pris en compte par d’autres si nous ne montrons pas que nous les avons lus ? Quant au lecteur novice, il souhaite comparer avec d’autres options, ou, au moins, savoir si l’auteur est seul, ou non, de son avis. L’aide ainsi fournie ne garantit nullement une évaluation judicieuse, et il arrive que le jeu des citations soit manipulatoire – mais le danger est encore bien plus grand en l’absence de ces renseignements « techniques ».
La précision des références est plutôt une exigence moderne. Dans les temps anciens, le nombre des livres accessibles était limité, les érudits en avaient fait le tour et retrouvaient ce qu’ils y cherchaient. Dans l’océan bibliographique où vogue notre radeau, il n’en va plus de même. Or il faut pouvoir vérifier. D’où la nécessité de références précises.
L’expérience m’a appris que les citations et imputations d’arguments, dans les ouvrages dits scientifiques, sont souvent entachées d’erreur, ou contestables (certains auteurs sont plus fiables que d’autres, on s’en rend compte en les fréquentant). On lèse le lecteur si on ne lui donne pas la possibilité de voir lui-même le passage allégué, dans son contexte. Mes étudiants aux États-Unis, plaisantaient de mon insistance : Vérifiez ! Et, pourtant, si conscient que je sois depuis longtemps de la nécessité de cette vigilance, il m’est arrivé deux ou trois fois de tomber dans le piège, de me fier à des sources secondes insuffisantes et de me tromper, faute d’avoir vérifié dans la source primaire ! J’en rougis encore. J’espère avoir évité de glisser de cette façon dans les études de Dieu et sa Parole.
Nombre de citations, plus ou moins explicites et directes, mettent en cause des auteurs éloignés de l’orthodoxie évangélique. Le fait peut gêner le lecteur. N’est-ce pas une perte de temps et d’énergie ? Ne risquons-nous pas d’accréditer, en les citant, de « faux docteurs » ? Ne risquons-nous pas, en habitant longuement leurs écrits, de nous laisser « infecter » par de pernicieuses erreurs ? Ces dangers ne sont pas imaginaires. Veiller et prier, à cet égard, n’est pas superflu. Et pourtant, de nouveau, nous ne pouvons pas nous exonérer de cette tâche. Et quelques explications me semblent opportunes.
L’apôtre est formel : le responsable chrétien doit être capable de réfuter les contradicteurs (Tt 1.9). Pour réfuter, il faut connaître et comprendre. Tous les membres de l’Église n’en ont pas le temps, les moyens, la vocation, mais les théologiens sont appelés à cela même. La tâche nous incombe. Je crains que les évangéliques orthodoxes se soient parfois déconsidérés faute de l’avoir assumée, soit en gobant ce qu’ils auraient dû dénoncer, soit en rejetant ce qu’ils n’avaient pas compris.
Pour réfuter, il faut connaître et comprendre
Notre synthèse doctrinale comporte des choses difficiles à défendre, au moins au niveau de l’apparence (étant donné notre ignorance, etc.). Les contradicteurs mettent le doigt dessus. La plupart du temps, ils ne sont pas animés d’intentions hostiles, mais sont simplement les premières victimes de l’enseignement qu’ils ont reçu, quand ils soulèvent les difficultés. Comme y exhortait Francis Schaeffer, à nous d’apporter des réponses sérieuses à des questions sérieuses ! D’ailleurs, ces difficultés représentent des aspects du donné révélé : en nous forçant à les regarder bien en face, les contradicteurs nous donnent l’occasion de mieux percevoir et recevoir ces aspects, d’enrichir notre saisie de la Parole ! Il semble bien que l’hérésie qui troublait les Colossiens ait été l’occasion, pour Paul, d’enrichir et d’élargir sa vision christologique !
Rappelons-nous l’efficacité de la grâce
Ceux (celles) qui répandent des doctrines erronées n’enseignent pas que de l’erreur. En vertu de la grâce, des vérités « récupérables » y sont mêlées, que leur discours nous aide à discerner. Nous les étudions pour les réfuter, certes, mais cela n’exclut pas d’apprendre aussi de leurs travaux. La vigilance ne ferme pas l’esprit ; il y a aussi du positif à recevoir, avec une vraie gratitude.
La grâce – quelle grâce ? Il n’est pas facile de spécifier : la grâce commune, à coup sûr, mais la grâce spéciale du salut aussi. Les complications du cœur tortueux sont telles (Jr 17.9) que Dieu semble permettre à d’authentiques régénérés de s’égarer gravement en matière de doctrine – mystère opaque de la permission du mal. Les écarts, malheureux et non sans conséquence, des frères et sœurs qui rejettent une doctrine importante comme la substitution pénale mais confessent la foi du Symbole des apôtres, n’empêchent pas en eux la présence du Saint-Esprit. Et les contradicteurs plus graves (qui nient la divinité du Christ ou sa résurrection) ? Ils sont, à mon avis, au-delà de nos possibilités de discernement. Nous ne jugeons pas les personnes ; Dieu seul sonde les reins et les cœurs. En attendant la pleine lumière du Jour, nous recueillons la vérité que Dieu nous destine, quel que soit le canal dont il use, authentifiée par la Parole pure de l’Écriture Sainte.
Un problème de plus, cependant, surgit
L’attitude des théologiens évangéliques représentatifs, en notre temps de modernité tardive – des auteurs comme James I. Packer ou Donald Carson – attitude que je veux faire mienne, contraste avec celle du Nouveau Testament envers les propagandistes de l’erreur. Nous citons ceux-ci avec courtoisie, nous les créditons de motifs honorables, alors que Paul, Jean, Pierre ou Jude dénoncent chez eux des passions viles et recourent contre eux à une indéniable violence verbale (cf. Rm 16.17s. ; 2 Co 11.13ss ; Ga 5.12 et 6.12s., etc. pour Paul ; 1 Jn 4.1-3 ; 2 P 2.1-3 ; Jude 4,8ss,16). Comment commenter ce qui ressemble à un fossé profond ?
Ne chassons pas trop vite la gêne éprouvée. Manquons-nous de juste indignation, de celle qui devrait s’emparer de nous devant l’altération de la vérité, le déshonneur projeté sur le Seigneur, le danger mortel que la fausse doctrine fait courir aux âmes ? Quand l’iniquité progresse dans le monde, l’amour, même des fidèles, s’attiédit (Mt 24.12) ; quand les théologies non-bibliques prolifèrent, notre sensibilité s’émousse à leur égard. Dans toute erreur subsiste une part de volonté responsable (pas d’erreur totalement excusable) ; ne l’oublions pas. Cependant, il paraît juste de tenir compte de la différence culturelle. La communication obéit à des codes : au Ier siècle, comme au XVIe, les codes de la controverse incluent « normalement » les procédés qui nous chiffonnent. Une manière plus feutrée peut avoir réellement la même force. Avec le transfert d’un code à l’autre, les deux expressions peuvent être équivalentes.
Pour l’erreur de seconde importance, Paul exhorte à la tolérance (Ph 3.15s. ; cf. 2 Th 3.15). Surtout, théologiquement et spirituellement la situation n’est plus la même. En présence des apôtres, la divergence opiniâtre signifiait aussitôt rejet de l’autorité du Christ alors que des siècles de glissements interprétatifs permettent à beaucoup de se croire sincèrement fidèles tout en contestant le sens biblique. L’hérésie se revêt de subtilités éblouissantes, joue de paradoxes et s’autorise d’emprunts hermétiques aux philosophies. On comprend que de vrais chrétiens se laissent duper par la séduction – la compassion conduit à les traiter avec un juste respect, dans la solidarité des humains faillibles, qui ne voient « juste » que par grâce.
Partout la juste Mesure, dont Dieu décide et qu’il communique par sa Parole : la radicalité des principes et le sens de la complexité ; l’adoration du mystère et l’effort de discernement ; la discipline ferme et l’accueil généreux – la vérité dans l’amour (Ep 4.15).
Henri Blocher
Source : IBphile, revue trimestrielle de l’Institut Biblique de Nogent, N° 197-Janvier 2023
[1]Dieu et sa Parole, Florilège théologique 1, Charols/Vaux-sur-Seine, Excelsis/Edifac, 2022, 394 p.
[2]Par exemple, Institution de la religion chrétienne, I,11.1 ; 13.21 (cf. 5.12). (Édition Jean Cadier, d’expression légèrement modernisée)
[3]Ibid., I,13.21.
[4]Ibid., III,23.5.
[5] « Par » : le cas latin n’est pas le nominatif, mais l’ablatif-instrumental, comme le montre le parallélisme du principe « matériel » de la Réforme, sola fide, « par la foi seule ». Au demeurant, la formulation en termes de principes formel et matériel est postérieure à la Réforme même, et, dans les textes librement rédigés, on peut, bien sûr, trouver le syntagme au nominatif. Dans la Formule de Concorde, on lit : « L’Écriture Sainte seule (Sola Scriptura Sacra) est reconnue comme le juge, la norme et la règle à laquelle, comme à la pierre de touche, tous les dogmes doivent être rapportés et selon laquelle ils doivent être jugés ».
[6] Somme théologique, Ia, qu. 2, art. 2, en particulier ad 1m, qui parle des vérités connaissables par la seule raison comme des préambules des articles de foi. Les livres I-III de la Somme contre les Gentils exposent ce qui est rationnellement démontrable.
[7]Ibid., qu. 1, art. 1, Respondeo.
[8] Constitution dogmatique De fide catholica (IIIe session, 24 avril 1870), canon 1 du chapitre de revelatione.
[9] Institution, I.13,7.